En 1970, je suis admis au sein d'un des grands groupes coopérateurs des États-Unis, l'Eastern Coope-rative Oncology Group de Bethesda, chargé des essais cliniques en cancérologie pour tous les centres de la côte Est, et je me trouve être le seul Européen de ce groupe sponsorisé par le National Cancer Institute. Peu après, je rejoins aussi le National Surgical Adju-vant Breast Project, basé à Pittsburgh. Années de fraternelle collaboration, d'émulation et de recherches intenses.
Et pourtant, vers 1978, je quitterai ces deux groupes, déçu par la nature des programmes et la maigreur des résultats, mais surtout par la rigidité des protocoles thérapeutiques, qui sont tournés vers l'acquisition de certitudes d'utilité indiscutable mais modeste, pouvant éventuellement servir à quelques-uns des malades de demain, mais pas à ceux qui sont en cours d'étude et qui ne sont que des numéros. Cette situation n'a fait que se durcir au cours des années, et l'épidémie a largement contaminé l'Europe. Je me dois, dans ce bilan de mon expérience médicale et scientifique, d'alerter les intéressés, futurs patients et jeunes médecins, et d'expliquer en quoi cette idéologie du "politiquement correct" qui règne dans le domaine des essais thérapeutiques contrôlés doit être dénoncée.
Voyons d'abord ce qui se passe dans les années 1970. En 1970, la chimiothérapie des cancers, des tumeurs solides, est encore bien jeune. Beaucoup de cancérologues sont des hématologues. Ils ont traité surtout des leucémies de l'enfant, déjà avec quelque succès. Mais l'application des mêmes produits et de la même façon à l'homme adulte atteint de cancer s'avère infiniment plus hasardeuse et moins efficace. Le souci des dirigeants de l'ECOG à l'époque est d'abord, curieusement, de remettre à leur place certains cliniciens qui publient des résultats jugés extravagants. Et le premier souci des biostatisticiens membres du groupe est de constituer des groupes témoins comparables en vue de bien montrer que la chimiothérapie ne fait pas mieux qu'un placebo.
Surprise, pourtant, car peu à peu nous allons enregistrer des résultats qui, bien qu'encore modestes, sont jugés statistiquement significatifs. De là va dater l'essor réel des chimiothérapies, bien que mes premières études personnelles remontent à 1963 et qu'elles aient fait suite à de premiers travaux américains isolés combinant des chimiothérapies différentes depuis 1960. Mais, à chaque avancée, il y aura cette obsession, car il peut toujours y avoir des publications extravagantes il faut disposer d'un dossier d'étude d'une solidité absolue, de groupes suffisamment nombreux pour que les divers paramètres pronostiques, encore largement inconnus, s'y trouvent probablement distribués de manière égale, des critères d'exclusion et d'inclusion rigoureux, à la limite de la paranoïa : la date de diagnostic est aléatoire, mais la chirurgie doit avoir lieu dans les vingt jours. Si elle a lieu le vingt et unième jour, le malade est exclu de l'étude. Les critères de validation de chaque cas sont revus par les biostatisticiens en fin de traitement, avant que décision soit prise d'incorporer le cas dans l'étude globale ou de l'en exclure.
Tout cela est bel et bon, mais plusieurs problèmes vont peu à peu surgir. Il faut d'abord trouver un nombre suffisant de patients répondant aux critères d'inclusion, ce qui prend du temps. Pour chacun de ces patients, un tirage au sort décide du groupe auquel il appartiendra, celui du traitement A ou celui du traitement B. Il faut ensuite attendre que soient obtenus les critères de jugement : durée de la régression tumorale, ou survie globale. Enfin, tous les dossiers doivent être rassemblés, revus, validés, compilés jusqu'à l'obtention des résultats. Cela prend de deux à quatre ans, pendant lesquels la moitié des patients reçoivent le placebo, ou le traitement connu auquel on compare une nouvelle modalité.
Il est possible que certains investigateurs soient tentés dans l'intervalle de ne donner que le traitement B. car ils ont l'impression qu'il est supérieur. Mais on leur apprend à se méfier comme de la peste de leurs impressions. En outre, pour ce qui est des groupes américains et de certains groupes européens, le service de l'investigateur reçoit une certaine somme par malade, ce qui permet de payer les voyages, les secrétaires, des infirmières spécialisées. Certains services en Amérique du Nord ne vivent que de ces subsides. Leur seul problème quand un nouveau malade arrive, est de savoir dans quel protocole il peut être inclus. S'il n'entre dans aucun schéma précis, c'est une perte sèche pour le service, et souvent une perte sèche pour le patient lui-même car ce qui aurait été gratuit dans le cadre du protocole devient payant. Et donc l'investigateur intuitif bride ses intuitions et jusqu'à la fin de l'étude applique les procédures de tirage au sort, même si entre-temps un autre traitement efficace a vu le jour.
Le second problème, celui qui a été décisif en ce qui me concerne et qui m'a conduit à quitter ces groupes, est celui de la rigidité des protocoles en regard de la variabilité extrême des évolutions d'un cas â l'autre, et pour un même patient de période en période. J'avais par exemple essayé vainement de convaincre les membres du groupe qu'il était nécessaire d'étudier à part des sous-groupes à vitesse de croissance spontanée différente, c'est-à-dire à temps de doublement différent, pour des raisons évidentes de meilleure homogénéité biologique. Il me fut objecté que la mesure du temps de doublement prenait elle-même du temps et qu'en plus il faudrait bien davantage de temps pour réunir des sous-groupes homogènes. Il résultait de ces arguments - qui ne me convainquaient guère - qu'on continuerait à comparer des cas en fait très différents les uns des autres. Un malade peut en outre voir apparaître une diminution de certaines métastases et non de toutes : il est alors classé comme un "non--répondeur". Certains peuvent, avec les précautions explicitées plus haut, faire l'objet de l'exérèse ou de l'irradiation de certaines de ces métastases en cours de traitement, mais ils doivent alors être exclus de l'essai. Dans d'autres cas, on souhaiterait pouvoir irradier certaines zones sous chimiothérapie, mais là encore, les traitements n'étant pas homogènes, les groupes cesseraient d'être comparables. Il faut donc soit exclure les patients pour lesquels on souhaite ne pas respecter scrupuleusement le protocole, soit les maintenir sans rien y changer. Si du reste on les exclut, les bons collègues vous disent que les traiter "au mieux" de façon flexible est du temps perdu, puisqu'on ne peut comparer ces cas à rien, ni donc valider une différence mesurée, ni en conséquence les convaincre qu'on peut faire mieux. C'est d'ailleurs la politique suivie par les comités de lecture des grandes revues médicales internationales, lesquels n'acceptent, ou peu s'en faut, que les études avec tirage au sort validées par les biostatisticiens.
Or j'ai plusieurs fois posé à ces derniers un problème qui n'a cessé de me tourmenter. Pourquoi serions-nous obligés de conformer nos attitudes thérapeutiques - si nous voulons rester dans un cadre scientifiquement évaluable - à ce que les biostatisticiens d'aujourd'hui savent comparer, plutôt que de demander à ces derniers d'apprendre à évaluer ce que nous savons taire, c'est-à-dire adapter nos traitements à un patient donné et à la facon dont il réagit ? Je n'ai enregistré que des haussements d'épaules. Car il y a un autre oukase des biostatisticiens et de l'idéologie ambiante : on n'a pas le droit de comparer une série actuelle de patients à une série "historique". Pour que la comparaison soit solide, elle doit porter sur des séries simultanées. Même le grand Richard Feynman, prix Nobel de physique, auquel je posai un jour la question, ne put suggérer une solution pratique à mon problème.
Autre chose encore : il ne saurait être question d'appliquer aux patients en cours d'étude le bénéfice d'un progrès récent, d'un traitement qui n'existait pas lorsque l'étude fut dessinée. Si j'apprends que l'interféron ajoute quelque chose à la chimiothérapie en cours d'étude - et à supposer que j'aie le droit de l'utiliser, droit qui m'est contesté par la bureaucratie administrative en France, si l'interdiction n'est pas admise -, il faudra que j'attende une étude ultérieure, évaluant cette technique par comparaison. Les malades à venir seront traités sans interféron jusqu'à la conclusion de l'étude en cours.
Enfin, pour arrêter là cette pluie de critiques qui pourrait encore tomber longtemps, lorsque après trois ans d'efforts nous avons démontré que la modalité B produit 35 % de " réponses positives " au lieu de 25 % avec la modalité A et que cette différence est certifiée significative par les biostastisticiens, avec une probabilité inférieure à 5 % que la différence soit due au hasard, qu'avons-nous réellement accompli ?
Certes, c'est le traitement B ou la modalité B qui devient le traitement standard, le bras de référence auquel sera comparée toute autre procédure nouvelle et qui peut-être permettra de passer à 45 %.
Mais la grande lacune est celle-ci : si 35 % des nouveaux malades vont être améliorés par le traitement B au lieu de 25 % antérieurement, nous ne savons pas lesquels à l'avance. Et donc 65 % de ces nouveaux malades seront traités sans résultat, prisonniers qu'ils seront du protocole rigide et intangible dans la future étude où le bras B de référence sera comparé à un traitement C.
En outre, on n'a même pas la garantie que ce bras B soit ce qui se fait de mieux comme bras de référence.D'autres groupes utilisent à l'autre bout du pays, simultanément, d'autres protocoles, parce que le leader du groupe les en a convaincus.
Dernier problème : une très intelligente innovation vient d'être proposée par des collègues des États-Unis en ce qui concerne l'évaluation de service rendu, ce qui est le but de tout protocole thérapeutique. Il s'agit de mesurer la survie due au traitement, non pas de façon brute (x % de survie à dix ans), mais en fonction de l'âge des patientes, de l'espérance de vie au même âge sans cancer, et donc du bénéfice réel. Accorder dix ans à une femme de 40 ans et dix ans à une femme de 68 ans, toutes deux atteintes d'un cancer du sein similaire, est très différent. Ici encore, les résultats bruts, ne tenant pas compte des caractéristiques individuelles, ne sont pas le meilleur guide pour les traitements des futurs malades. Il faut raffiner si l'on veut offrir le service le mieux adapté.
Que faut-il penser de tout cela ? Certes, il n'est pas question de renoncer à des essais contrôlés car il faut peu à peu avancer de l'incertain au certain, il ne faut, pas laisser faire n'importe quoi, il faut que les praticiens qui traitent des malades dans des structures où l'on ne fait pas de recherche, et qui sont les plus nombreux, aient des schémas de référence, ce que nos amis américains appellent des guidelines.
Mais les procédés actuels demandent un temps considérable, c'est-à-dire un nombre de patients considérable, pour des retombées dont le degré de certitude est élevé mais l'intérêt souvent des plus modestes. Un essai a montré que le taxol donne dans le cancer de l'ovaire des résultats supérieurs au cyclophosphamide. C'est un résultat d'importance. Mais quid du taxol plus cyclophosphamide, quid du taxol cyclophôsphamide et fluorouracile, avec un agent différenciant, plus un inhibiteur des hormones hypophysaires ? Avec ensuite une intervention chirurgicale au cours de laquelle on enlèvera ou non systématiquement les ganglions préaortiques, puis une chimiothérapie de sécurité avec quels produits et de quelle longueur ? Faudra-t-il vingt ans pour faire tous les essais possibles ? Sans compter que le paysage thérapeutique se renouvellera sans arrêt durant ces vingt ans, rendant ces essais obsolètes dés que terminés.
Il faut, au service des malades d'aujourd'hui qui remettent leur vie entre nos mains, et non pas pour le seul intérêt des malades d'après-demain, imaginer des modalités d'essai qui permettent de rendre le meilleur service possible ici et maintenant, tout en restant capables d'évaluer les résultats de nos conduites. C'est très difficile. Aucun ordinateur n'y parviendra. Mais ne pourrait-on par exemple construire des arbres de déci-sion aussi complexes qu'il le faudra, à plusieurs entrées et plusieurs embranchements, accompagnés des justifications de chaque décision mais aussi, quand il n'y a pas encore de justification établie, des " espérances quantifiées ", ainsi que je l'avais proposé autrefois dans un ouvrage intitulé "La Décision médicale" Ne pourrait-on pas évaluer les résultats obtenus en suivant un arbre de décisions donné, comparé soit à un autre arbre de décision, soit à des groupes " historiques " traités dans le passé, soit aux deux ?
Évidemment, le déroulement et le suivi d'une étude deviendraient beaucoup plus lourds. Mais le but de l'opération serait de donner à chaque patient sa meilleure chance dans le cadre du savoir disponible, et non pas de comparer deux traitements standardisés appliqués à des individus différents génétiquement et porteurs de tumeurs génétiquement différentes, en se résignant à ne faire que légèrement mieux, prix à payer pour une étude " scientifique ".
Je ne suis pas sûr en tout cas qu'un biostatisticien orthodoxe laisserait son enfant entrer par tirage au sort dans une étude ainsi conduite. D'autant que, du côté du patient, les conditions d'entrée sont assez spéciales, du moins dans les essais nord-américains. Sur le plan de la légalité, rien à dire, l'autorisation d'entreprendre l'étude est donnée par un comité d'éthique au sein duquel siègent des scientifiques, des représentants de la société civile et des autorités morales et religieuses. On s'y assure que les objectifs poursuivis sont conformes à l'éthique et reposent sur des bases scientifiques acceptables, par exemple que les produits utilisés ont fait l'objet d'études expérimentales et qu'on a déterminé les doses auxquelles le niveau de toxicité est acceptable. Les choses se gâtent avec l'obtention du consentement éclairé, qui est également rendu obligatoire par la législation.
En principe, il s'agit, pour les adultes en état de comprendre les termes du contrat (sinon un membre de la famille doit donner son accord), de le faire en toute liberté et en possession de toute l'information nécessaire, ce qui est parfaitement licite. Mais il s'agit aussi pour les médecins de se protéger contre toute plainte ultérieure, et l'on sait que grande est la pression des avocats spécialisés à l'affût de dommages et intérêts à partager.
En conséquence, un consentement éclairé dit à peu près ceci: " J'ai été informé que j'ai des métastases hépatiques d'un cancer du côlon, que mon espérance de vie en l'absence de traitement se situe entre x et y mois. L'objet de la présente étude est de comparer les résultats du traitement A, dont les chances de succès en termes de régression temporaire de la tumeur, com-plète ou partielle, sont de 30 % au prix des accidents toxiques suivants, avec ceux du traitement B, dont les risques toxiques, évalués de telle façon, sont de tant, et les chances de succès en termes de régression tumo-rale, complète ou partielle, n'ont pas encore été évalués avec certitude, mais sont potentiellement supérieurs compte tenu des données expérimentales. J'accepte de me soumettre â celui des deux traitements que le sort désignera. "
Ce texte est à peine caricatural. La réalité est parfois plus dure encore. J'ai assisté à une consultation au cours de laquelle un avocat accompagnait la patiente et a demandé qu'on lui remette un exemplaire du protocole de façon qu'il puisse conseiller sa cliente avant toute signature. Il y a dans toutes ces procédures un aspect de déshumanisation qui tend à gagner les groupes européens - car il faut, dans les articles fournis pour publication, faire état du fait qu'un comité d'éthique a donné son accord à l'étude et que chaque patient a signé une formule de consentement éclairé - une déshumanisation, dis-je, qui ajoute à l'aspect bureaucratique, pour ne pas dire kafkaïen, de certaines de ces consultations et qui laisse les patients à leurs angoisses. Ils n'ont pas rencontré un médecin qui sera l'intercesseur entre eux et le destin, l'instance à laquelle on peut s'en remettre en toute sécurité pour faire le mieux possible, pour se battre en vue d'arracher un supplément de vie et d'espoir. Ils ne sont pas face à une compassion, à une volonté, à quelqu'un qui dit et manifeste que disputer toutes leurs chances est ce qui compte le plus. Ils sont des objets grâce auxquels on va pouvoir acquérir une connaissance supplémentaire, avec un degré de probabilité satisfaisant. Les patients américains qui ont pu comparer les approches des deux côtés de l'Atlantique en prennent très rapidement conscience.
Il faut encore ajouter une touche à ce tableau. Tous les patients ne sont pas traités dans le cadre d'un protocole, tant s'en faut, et les autorités du National Cancer Institute s'en plaignent beaucoup, qui souhaiteraient que ce soit le cas de l'ensemble des malades. La grande majorité s'adresse à des cancérologues travaillant en dehors des groupes coopérateurs existants. Mais il ne faut pas croire qu'ils aient pour autant quel-que liberté de prescription. Ils ne peuvent que s'en tenir aux modalités thérapeutiques qui ont, fait l'objet d'un article publié dans un journal de cancérologie admis par la communauté scientifique. Sinon, et dans le cas où l'évolution est défavorable, ils pourraient être attaqués par les avocats de la famille pour n'avoir pas respecté l'usage reconnu..
Il m'est arrivé plusieurs fois de communiquer au sujet de patients avec des collègues d'Amérique du Nord, de suggérer telle ou telle addition au traitement ou tel remaniement du protocole suivi, et de m'entendre demander au téléphone les références de la publication correspondante hors laquelle ils se refusaient à appliquer toute suggestion. Encore une fois, qu'on ne prenne pas ces lignes pour un plaidoyer en faveur du droit de faire n'importe quoi sur la base d'hypothèses farfelues. Je suis contre ce type de médecine aux confins du charlatanisme. Je plaide pour une médecine qui puisse appliquer sans délai les avancées biologiques et les résultats expérimentaux, et recourir à des modalités complexes comme l'est la maladie elle-même, changeantes en fonction de l'évolution et des réponses individuelles et cependant à la fois scientifiquement évaluables au moyen de méthodes adéquates et humaines dans leur application. Il reste beaucoup à faire dans ce domaine.
Aujourd'hui pourtant, il est indécent de le dire dans les congrès spécialisés, en France comme ailleurs. C'est au contraire la pratique des protocoles avec tirage au sort qui se généralise.
Ajoutons encore quelques réflexions sur un sujet important. Tout d'abord celle-ci : les protocoles destinés à faire avancer l'art de guérir doivent poser des questions dont la solution apporte non seulement un savoir certain, mais une amélioration des résultats connus ; ils doivent donc combiner les meilleures approches conceptuellement possibles. Un protocole européen s'est posé récemment la question de savoir quel était le taux de régression tumorale sous taxol chez les malades atteintes de métastases de cancer du sein rebelles à une combinaison standard de chimiothérapies de première ligne. Mais il s'agit précisément de la recherche d'un savoir purement théorique et peu utile. En effet, traiter des tumeurs que l'on sait polyrésistantes par une seule drogue, c'est de toute évidence aller à l'échec, c'est-à-dire à un taux de réponses faible et à une durée de réponses courte.
Un minimum de précaution voudrait que l'on associe au moins deux drogues non encore reçues, de façon à leur donner une chance de se protéger l'une l'autre contre l'apparition de la résistance, et donc d'espérer rendre ainsi un vrai service durable aux patientes. Comparer taxol plus étoposide à taxol plus cisplatine dans la situation ci-dessus décrite eût offert deux avantages : obtenir sans aucun doute un meilleur résultat qu'avec le taxol seul ; obtenir quelques informations précieuses sur une éventuelle synergie entre le taxol et l'un des deux autres agents.
Pourtant, un comité d'éthique a accepté l'essai comportant le seul taxol.
Autre exemple : une enquête nord-américaine, publiée en 1997, a étudié en cinq ans 563 patients traités dans treize centres par radiothérapie, soit accélérée et hyperfractionnée, soit conventionnelle, pour des cancers du poumon inopérables. Le résultat rapporté consiste en une amélioration " statistiquement significative " de la survie à deux ans, qui passe de 20 % dans le groupe soumis au traitement conventionnel à 29 % dans le groupe traité par la nouvelle modalité. Ici encore, un comité d'éthique a approuvé cette étude, et un grand journal en a publié les résultats. Mais 40 % des patients dans chacun des deux groupes ayant reçu un traitement local sont décédés de métastases dans les deux ans.
Une chimiothérapie (il en est qui sont reconnues efficaces dans ce type de cancer) eût peut-être permis d'empêcher ou de freiner le dévelop-pement de ces métastases.
D'autre part, ces mêmes chimiothérapies eussent contribué probablement à faire régresser la tumeur primitive et donc, dans chacun des deux groupes, amélioré les résultats chez les 60 % de patients décédés de leur tumeur pulmonaire avant apparition des métastases. Ces chimiothérapies, identiques dans les deux groupes, auraient pu être données avant l'irradiation, ou pendant, ou après, ou même, ainsi que je l'ai pratiqué depuis longtemps, avant, pendant et après. Mais évidemment un tel dessin d'étude n'eût pas permis d'évaluer avec précision la différence nue entre les deux modalités de radiothérapie, seul intérêt apparemment partagé par les participants, radiothérapeutes et statisticiens, sinon par les patients.
Encore un autre exemple, tiré d'un essai européen et publié dans un grand journal médical américain. Il s'agit de cancers de l'oesophage, et l'on a voulu comparer les résultats de la chirurgie seule à une chirurgie précédée d'une association radiochimiothérapique, ce qui intellectuellement est déjà plus acceptable que le dessin de l'étude précédente. Après 297 patients et un suivi médian (c'est-à-dire celui du 148ème patient) de cinq ans et demi, la conclusion est que la chimiothérapie préopératoire n'a pas amélioré la survie globale, mais a amélioré la durée de survie sans récidive locale et en général la survie sans récidive. Mais qu'appelle-t-on dans cette étude chimiothérapie ? Une administration, deux fois seulement pendant l'irradiation, d'une dose que je considéra suboptimale d'une seule drogue, en l'occurrence le cisplatine.
Or il existe des résultats connus de chimiothérapies associées efficaces dans les récidives de cancers oesophagiens, et donc probablement plus efficaces en tant que traitement initial. Mais ces vraies chimiothérapies, susceptibles d'agir sur la tumeur et sur ses métastases potentielles, pourquoi ne pas les intégrer dans l'étude et pourquoi ne pas les reprendre après cicatrisation opératoire ? Pourquoi priver 297 patients d'un traitement potentiellement plus efficace que les deux seules doses administrées pendant un temps très court ?
Voici à l'inverse le bel exemple d'une étude menée en Floride et portant sur 70 cas de cancers avancés de la téta et du cou, traités sans groupe de contrôle par une association de radiothérapie hyperfractionnée et de trois agents chimiothérapiques, pour trois cycles débutant en même temps que l'irradiation. Les résultats en ont paru surprenants aux auteurs, avec 75 % de survie à trois ans et 68 % de survie sans récidive. J'eusse personnellement commencé la chimiothérapie avant les rayons, et l'eusse poursuivie plus longtemps, mais le service rendu, ainsi que les informations recueillies, me semblent très supérieurs à ce qui a été obtenu par l'étude sur les oesophages mentionnées ci-dessus.
On aura vu par ces quelques exemples que la nature des questions posées par les grandes études dites de phase III avec tirage au sort, laisse à désirer et qu'une plus grande rigueur, une meilleure prise en compte de ce qui est déjà connu et une volonté plus affirmée d'être utile à chacun des malades d'aujourd'hui, ne seraient pas de trop.
On peut d'ailleurs critiquer d'autres aspects de cette entreprise qui, sous sa forme actuelle, s'est répandue sur toute la planète. Avoir réuni un très grand nombre de patients dans chaque bras d'une étude offre une garantie essentielle, celle que l'hétérogénéité des patients, qui tient à une foule de paramètres pronostiques indépendants, diversement associés et souvent encore inconnus, est la même dans les deux groupes. Cela suffit à les rendre comparables et donc à satisfaire les statisticiens, même si l'on n'obtient pas l'information essentielle, laquelle consisterait à apprendre quels sont les sous-groupes pronostiques à bénéficier des traitements étudiés.
Il est évident qu'on ne peut pas se satisfaire aujour-d'hui de cette ignorance. Aux paramètres cliniquement mesurables, telle la vitesse de croissance, sont venus s'ajouter des paramètres pronostiques de nature biochimique et génétique. On peut désormais identifier plusieurs sous-groupes de biologie et d'agressivité distinctes dans des tumeurs que rien ne différencie quant à l'imagerie et quant à l'aspect microscopique. Il n'est plus permis de ne pas tenir compte de ces sous-groupes, à la fois pour homogénéiser les études et peut-être même pour proposer l'évaluation de modalités thérapeutiques différentes dans des sous-groupes différents.
Ce pourrait être fait de façon rapide dans des essais de phase II groupant seulement quelques dizaines de patients et sans groupe de contrôle " sacrifié ". J'en prends un exemple presque caricatural mais excellent, rapporté dans une étude toute récente : un produit administré pendant onze jours à sept patientes, immédiatement avant une intervention pour tumeur du sein, a permis d'obtenir et d'observer une déplétion de la tumeur en oestrogénes très supérieure à ce qui est généralement mesuré sur le tissu tumoral. Il y a un pas important, une information biologique et thérapeutique importante, obtenue sans aucune entorse à la méthode scientifique ni à l'éthique, et immédiatement exploitable dans tous les cancers du sein, que les oestrogènes sont connus pour stimuler. T
ous les problèmes pendants ne seront pas résolus aussi aisément, et les enquêtes comparatives resteront évidemment nécessaires. Mais j'attends le jour où, dans les groupes coopérateurs, des voix s'élèveront pour dire, lorsqu'une étude est proposée : " quel est le rapport attendu entre l'importance de l'information recherchée, son actualité et le prix qui sera payé par les malades pour qu'elle soit acquise ? "Et aussi :
"le consentement des patients est-il aussi éclairé que nous aimons le croire ?"